La forêt du Bas-Saguenay est dominée par les conifères, parsemée de bouleaux, d’érables et autres feuillus. En hauteur, on y retrouve une flore arctique. Les hautes montagnes alternent avec le creux des vallées. Très souvent, on y croise une source d’eau, un ruisseau, une rivière, un lac, et ultimement, sur les plus hauts sommets de cette partie de la chaine des Laurentides, on peut y apercevoir le fjord, majestueux.
La température fréquente régulièrement les extrêmes. Les paysages qui s’offrent aux marcheurs sont souvent fabuleux, se présentant comme des tableaux grandioses. Sans parler de l’odeur des bois et des couleurs variant avec les saisons.
Mon père est de la race des coureurs des bois. Il connait la nature et sait qu’elle mérite respect. Peut-être a-t-il du sang amérindien qui coule dans ses veines comme la sève coule dans l’érable. À 84 ans, il lui arrive encore d’arpenter ces montagnes. Il s’oriente parfois selon leurs formes; il n’est pas de la génération des GPS. Souvent seul, sac sur le dos, il part à la poursuite de lièvres, de perdrix et parfois d’orignaux. Il connait toutes les pistes et traces laissées par les animaux.
Il n’hésite pas à taquiner la truite lorsque l’occasion s’y prête. Il connait les lacs, les fosses où le poisson se concentre. La pêche était souvent joyeuse et abondante quand nous étions jeunes. La truite fraiche roulait dans la poêle comme disait notre mère.
Mon père avait bâti une cache avec des troncs d’arbres. À l’intérieur, on y trouvait un lit de fortune, recouvert de sapinage, et des rondins de bois en guise de petits bancs. Ce qu’il aimait surtout était de se retrouver sur cet immense territoire, en faire partie intégrante et s’harmoniser au rythme de la nature. Pas besoin de super technique de méditation ou d’hyper entrainement. De retour à la maison, il ramenait imprégné sur lui, l’essence des sapins qui réveille encore ma mémoire olfactive.
Mon oncle Marcel fait aussi partie de ces hommes, instruits de la nature, par l’intelligence de la vie, nourris par leurs sens, les observations, interprétations et analyses des signes que cette forêt leur transmet.
Le 1er février 2004, par un beau dimanche, alors âgé de 70 ans, il décida d’aller faire une randonnée en raquettes dans la forêt de Saint-Félix-d’Otis. Il prit la route vers 10 heures le matin, seul, ayant pris soin d’avertir la famille qu’il serait de retour en début d’après-midi. Empruntant le vieux chemin qui le conduisait jusqu’à son sentier de départ, il stationna son auto en bordure de la route. Il reconnaissait le trécarré, le petit lac… Cet endroit lui était familier.
Comme hobby, mon oncle fabriquait des genres de petites coupoles ou « cups ». Il les tailladait à même des excroissances qui poussaient sur le tronc de certains arbres. Il en creusait le centre et l’objet prenait vie devenant un petit récipient qui servait à s’abreuver aux cours d’eau. Il choisissait l’essence des arbres : le tremble, le bouleau et le merisier étaient ses préférés. Une fois sablés et vernis, on pouvait y percevoir les nervures et caractéristiques du bois. Il revendait parfois ces petites écuelles originales et uniques ou les offrait en cadeaux. C’était le but de l’expédition : trouver des nœuds dans le bois.
Il entra donc dans la forêt, en tricotant à travers les bois, comme il dit, en côtoyant les montagnes à travers les arbres. Sur lui, un couteau, un sifflet, et un briquet, pour cette courte randonnée. Mon oncle ne portait pas de montre. En fin d’après-midi, absorbé par ses découvertes, il s’aperçut que le jour tombait et qu’il devait rebrousser chemin dès l’instant mais voilà, refaire le chemin en sens inverse, en suivant les traces laissées par ses raquettes ferait en sorte qu’il se ferait surprendre par la noirceur. Il décida de couper court par un autre chemin, contourner le petit lac… Mais le chemin le plus court dans les bois n’est pas toujours celui qui y parait.
Après ce qui lui sembla une éternité, il croisa des traces de raquettes. D’autres raquetteurs sont passés par ici? Ou seraient-ce les siennes? Tournait-il en rond? Quel chemin prendre maintenant? En sueur, la fatigue aidant, le stress s’ajouta à la situation. C’était la brunante. Il faisait de plus en plus sombre et de plus en plus froid. Ses vêtements étaient humides et son corps transi. La noirceur ayant pris toute la place, il avait perdu tous ses repères. Encore quelques pas, puis il se retrouva au sommet d’une montagne escarpée, « coupée carrée » comme dit mon oncle. Décontenancé, il pensa à en refaire le tour mais il était épuisé. Il décida de s’asseoir sur ses raquettes et de s’en servir comme traineau dans cette pente abrupte. Il se retrouva enterré sous la neige, ayant évité de justesse les rochers qui pointaient, les vêtements et le corps imbibés de neige glacée, les mitaines mouillées, le pouls rapide, la respiration haletante, saccadée, superficielle, la peur au ventre.
Il se redressa et recommença à marcher. La neige craquait sous chaque pas hésitant, sur ce terrain dénivelé, les genoux manquant fléchir à chaque avancée, sifflant à l’occasion, au cas où on l’entendrait. Le soleil couché, la noirceur l’enrobait, il faisait froid, ce froid qui transperce les os, et pourtant il transpirait.
Puis il se retrouva face à une étendue glacée. Avançant plus péniblement, le bout de sa raquette se prit dans les chicots de bois d’un barrage de castor. Il tomba, les deux bras dans la neige, face contre terre, prisonnier, transi par le froid. À cet instant, il pensa qu’il allait mourir, le cœur battant, tremblant, les doigts et les pieds gelés, tenaillé par la faim et la soif, les vêtements durcis par la neige glacée. Il se releva lentement, péniblement…
Plus jeune, l’homme avait déjà survécu à une autre situation. Parti par une belle journée d’automne, avec un compagnon de chasse, ils s’étaient fait surprendre par les premières neiges, et de surcroît, toute une tempête. Incapables d’avancer, ils avaient dû se résigner à coucher dans la forêt. Adossés à un arbre, face à la lune, ils avaient fabriqué un abri de fortune. Ce n’est que le lendemain matin que l’on parvint à les retrouver. Mais cette fois, il était seul face à la nature.
Il reprit donc son chemin. La lueur de la lune laissait entrevoir la silhouette d’un animal le regardant fixement, immobile, massif. Les deux s’observaient. La vue un peu brouillée, altérée par le froid, difficile à différencier; était-ce un lynx, un loup ou un coyote? La bête était aux aguets, les sens affutés, l’homme aussi. Il pensa au sifflet qu’il avait sur lui; au son aigu l’animal s’enfuit… ou peut-être était-il encore là, tapi, toujours à l’observer dans le silence et la pénombre, vulnérable.
Marchant sur la rive du lac, d’un pas pesant, les pieds trainants, il croisa alors un chemin damé. Quelle direction prendre? Partir vers la droite ou vers la gauche ? Quel est le chemin le plus court? Tout à coup, des lumières passent, il s’agit de motoneiges. Peut-être qu’on le recherche.
Aux abords de la nuit, il est épuisé, gelé, déshydraté, sent difficilement ses jambes mais il faut continuer d’avancer, enfonçant parfois dans la neige. Au loin, une lumière, elle deviendra son phare, sa lueur d’espoir. Cette lumière le conduira à une maison de campagne. Il frappa à la porte. « Je suis perdu. Pourrais-je me réchauffer un peu et téléphoner à ma famille? » L’homme qui l’accueillit lui raconta qu’il était au courant qu’on le recherchait puisqu’on en parlait aux nouvelles.
Il est minuit. Les ambulanciers le conduisirent à l’hôpital, en hypothermie. Il avait passé 12 heures, en pleine forêt, en plein hiver. Il avait fini par retrouver son chemin, seul. Longtemps il en a rêvé par la suite, s’éveillant en pleine nuit, aux prises avec des idées cauchemardesques. Il s’est sorti de cette situation à grands coups de courage et de détermination.