De sa fondation en 1838, jusqu’à la fin des années 1960, le transport maritime a été d’une importance majeure pour le Bas-Saguenay, puisque les routes carrossables et utilisées sécuritairement ne remontent qu’aux années 1950-1960. C’est donc dire que les résidents qui désiraient se rendre, soit à Chicoutimi, soit à Québec, devaient emprunter les fameux bateaux de ligne de la Canada Steamship Lines, ou les goélettes à voile, puis à moteur, qui naviguaient de mai à novembre.
Il fallait aussi acheminer vers les grands marchés extérieurs (Chicoutimi, Québec et Montréal) les produits de la forêt (pulpe et bois d’œuvre), de même que le fameux cheddar, produit aux deux fromageries de Petit-Saguenay et de L’Anse-Saint-Jean, vers l’Angleterre. C’est aussi par voie d’eau que les familles et les marchands généraux s’approvisionnaient pour répondre aux besoins essentiels des communautés du Bas-Saguenay, notamment les provisions de l’automne pour passer l’hiver, et c’est donc par goélette que ces marchandises arrivaient.
Cependant, ce n’est qu’à partir de 1875 que la compagnie Richelieu-Ontario, qui deviendra par la suite la Canada Steamship Lines, commence à s’arrêter à L’Anse-Saint-Jean, où la compagnie prend de l’expansion. Le quai construit en 1875 n’était pas en eau profonde, en faisant abstraction des installations sommaires construites par les premiers arrivants. Une petite embarcation « La Mouette », et un « tug », le Saint-Charles, tous deux propriétés de la famille Perron, faisaient la navette entre les bateaux et la terre ferme.
C’est en 1881 que le quai sera allongé et à partir de ce moment-là, les bateaux pourront faire escale lors de leur navette entre Montréal et Chicoutimi. On débarquait non seulement des passagers, des touristes, mais aussi du courrier et des marchandises et ces dernières, de façon beaucoup plus importante à l’approche de l’hiver, où toute navigation sur le Saguenay cessait.
Outre ces bateaux de ligne, les résidents qui désiraient se déplacer ou faire venir de la marchandise pouvaient aussi compter sur les goélettes. Plusieurs navigateurs résidaient dans la municipalité. À une certaine époque, on comptait cinq capitaines propriétaires de goélettes. Une bonne majorité d’entre eux transportait du bois pour la compagnie Price. C’était le cas de Jos Boudreault, capitaine à bord de la goélette Providence II, qu’il avait fait construire à L’Anse-Saint-Jean, par Laurent Bouchard, mon grand-père maternel. Cette même goélette a été utilisée comme traversier entre Tadoussac et Baie Saint-Catherine, pendant un hiver.
Parmi les familles de navigateurs et/ou propriétaires de goélettes, on compte Zéphitin Desgagné, Jean Girard, René Gagnon, Ferdinand Lavoie, Télesphore et Benjamin Boudreault, Hylas Boudreault et son fils Antonio, dernier navigateur et enfin, Almenzor Houde.
Tout au cours des ans, le quai fera l’objet de transformations et d’améliorations pour répondre aux besoins nouveaux apparaissant avec le développement de Petit-Saguenay et de L’Anse-Saint-Jean. La première amélioration consistera, en 1883, à rehausser la structure en regard des plus fortes marées. En 1886, on ajoutera un « slip » et un abri, afin d’améliorer les services aux passagers et d’entreposer les marchandises. Jusqu’alors construit de pièces de bois, en forme de cage et lesté de pierres, c’est durant les années 1947-48 que le quai subira une transformation radicale. Ainsi, tous les abords de bois seront remplacés par de la palplanche d’acier dont les composantes s’imbriquent les unes dans les autres. Chaque unité sera plantée solidement dans le sol à l’aide d’un marteau mécanique qui laissait entendre son tintamarre jour et nuit.
Au chapitre de la construction navale, nous ne pouvons remonter plus avant 1871. Nous savons cependant que dès 1835, soit trois ans avant la fondation de L’Anse-Saint-Jean, une goélette était en construction pour la compagnie de la Baie d’Hudson. Pourquoi n’y en aurait-il pas eu d’autres entre 1838 et 1871? Il est improbable, malgré l’intérêt porté à la navigation, que la construction navale se soit développée du jour au lendemain. On dit que « nécessité oblige ». Dans l’isolement le plus complet, en l’absence de routes carrossables reliant le Bas-Saguenay à la région fondatrice, Charlevoix, et aux autres localités du Saguenay, les premières familles se sont dotées de moyens pouvant leur permettre de communiquer avec le reste du monde.
Les constructeurs les plus prolifiques sont Zéphirin Desgagné au dernier quart du 19e siècle, Ernest Boudreault, Laurent Bouchard, de 1900 à 1935 pour ce dernier et son fils Léonidas Bouchard. Voici les propos rapportés par l’abbé Charles Girard lors du lancement de la Providence Transport en 1935 : « L’architecte constructeur est Laurent Bouchard, de L’Anse-St-Jean. Ce menuisier, charpentier, ébéniste à ses heures, vif à saisir le secret d’une œuvre, adroit et sûr à l’exécuter, homme consciencieux et de bon goût a déjà à son crédit maintes constructions de tous genres: maisons, églises, quais, aussi bien que navires … et meubles, quand il en a le temps. Il a su mener l’entreprise avec méthode et entrain, avec gaieté et prudence à la fois : pas un seul accident ne s’est produit au cours des travaux qu’il a conduits. »
D’autres navires ont appartenu à des gens de L’Anse, mais ont été construits ailleurs. En voici une courte liste : La Marie-Adélina, la Palma (ancien traversier de Trois-Pistoles), le Paspébiac (L’Anse-à-Beaufils), le Gérard Raymond, la Jeannette, le Marie-Emma et le O.C, (pour Octave Caron).
Certaines goélettes ont connu une vie plutôt éphémère. Ce fut le cas de la Providence I qui a péri dans le golfe Saint-Laurent, lors de son premier voyage, au large de Terre-Neuve, le 24 octobre 1893. Cinq jeunes de L’Anse se trouvaient sur ce navire. On mentionnait une perte totale: « corps et biens » dit-on. Ils ont été recueillis par des gens de Terre-Neuve, qui les ont soignés et leur ont prêté de l’argent pour revenir au bercail; ils sont arrivés ici à L’Anse le 24 décembre 1893. Quelle surprise pour les familles qui les croyaient disparus à jamais.