« Je m’en vas à la chasse »
Dans les années 1950, les québécois et québécoises prennent grand plaisir à se souvenir de leurs ancêtres, à se rappeler leurs chansons, contes, légendes, dictons et proverbes. Toute cette culture orale populaire avait été laissée à la porte des recueils littéraires. Les gens cultivés la boudaient parce qu’elle venait de gens illettrés et peu instruits.
À l’Université Laval, de nouveaux artisans du savoir populaire, convaincus de la valeur et de l’importance des traditions orales comme miroir des civilisations, partent à la chasse : « On va appuyer le peuple québécois et descendre sur le terrain pour les aider à recueillir tous ces trésors enfouis dans la mémoire des gens du peuple ». Conrad Laforte s’était montré intéressé à récolter les contes du royaume du Saguenay auprès de ses collègues. Il leur avait dit : « Depuis plusieurs années, vous autres, vous avez recueilli beaucoup de contes dans le comté de Charlevoix et les gens du Saguenay viennent de là. Il ne faut pas oublier non plus qu’il y a beaucoup de camps de bûcherons dans la région. Vous le savez, ce sont dans ces camps-là qu’on retrouve les conteurs populaires ».
Son magnétophone à la main, Conrad part à la chasse aux contes. On est en 1954. Il se rend, pour la première fois, à L’Anse-Saint-Jean, chez Johnny Lavoie puis chez madame Grégoire Côté, née Mélanie Houde. « Elle avait de beaux contes, elle, puis ses garçons jouaient du violon. C’était des bons vivants ». Cette fois-là, monsieur Laforte reste assez longtemps en enquête à L’Anse-Saint-Jean, puis au Petit-Saguenay. C’est là qu’il rencontre son informateur Jos Boudreault, conteur dans les chantiers. Ce bonhomme-là était drôle puis il faisait des farces. Une fois, Conrad Laforte lui demande combien il a d’enfants. Il lui répond : « J’en aurais bien plus que ça si j’avais plus de femmes ».
« Écoutez, je m’en vas vous conter »
Certaines compagnies forestières engageaient même des conteurs pour divertir leurs engagés le soir ou les fins de semaines : les boss s’étaient rendus compte que les hommes avaient plus d’entrain et de cœur à l’ouvrage s’ils avaient eu la veille une bonne veillée de contes. Un jeune homme disait en parlant d’un conteur : « C’était tellement plaisant avec ce vieux-là qu’on avait toujours hâte au soir pour l’entendre conter. On voyait pas l’hiver ».
Ces « jongleurs du billochet »[1] apportaient du merveilleux et du bonheur à ces bûcherons, besognant la plupart du temps dans des conditions de vie et de travail ressemblant souvent à de l’esclavage.
Comme beaucoup de conteurs, mon grand-père Ernest Gagné exerçait son art dans les chantiers. À ce moment-là, il n’y avait pas de télévision, ni de radio. Les bûcherons fatigués de leur longue journée, se reposaient d’entendre un conte. Et le conteur, ça ne le fatiguait pas, il pouvait conter des contes comme ça tous les soirs, et il n’en manquait jamais !
« Menteries drôles et merveilleuses ».[2]
Pas besoin de vous dire que Conrad Laforte avait fait toute une récolte de contes avec ses arrêts à L’Anse Saint-Jean, au Petit-Saguenay et à Chicoutimi où restait alors mon grand-père. Son panier était plein d’histoires typiques et uniques par leur verve populaire et par leur truculence toute rabelaisienne. Content de sa cueillette, il se plaisait souvent à dire: « Ce n’est pas surprenant! J’ai eu la chance de rencontrer quatre fameux conteurs avec toute une mémoire, capables de nous tenir en haleine et de nous ménager des effets de surprise. Madame Mélanie Houde, veuve de Grégoire Côté, messieurs Johnny Lavoie, Joe Boudreault et Ernest Gagné ont droit à toute ma reconnaissance, ils sont les véritables auteurs de ce corpus de contes populaires ».
Les années passent. On est en 1978. Vingt-cinq ans après sa fructueuse récolte de traditions orales dans le fjord du Saguenay, l’ethnologue retourne à ses enregistrements. Là, il réécoute religieusement tous ces contes et se dit : « Il faut absolument que je préserve de l’oubli quelques-uns de ces beaux contes, souvent vieux comme le monde ». Il choisit dix-sept histoires, colorées et savoureuses à souhait, pour le recueil qu’il a en tête. Ce n’est pas tout! Il faut trouver un bon titre qui va avec ces contes-là. En fouillant dans ses souvenirs, il se rappelle avoir rencontré un informateur mentionnant que ce qu’il lui avait raconté ce n’était pas des contes mais bel et bien des « Menteries drôles et merveilleuses ».
La table est mise et le menu varié. (Sur notre site internet, vous pouvez consulter un résumé de certains contes publiés dans cet ouvrage).
« Il est venu le temps des surprenances [3]»
Les contes oraux de madame Houde, de mon grand-père Ernest et des messieurs Lavoie et Boudreault constituent une richesse culturelle très souvent ignorée et tout autant insoupçonnée. C’est à travers de tels récits que la culture populaire québécoise rejoint l’universel.
Plusieurs de ces contes ont terriblement voyagé depuis leurs origines de l’autre bout du monde, il y a de cela parfois plus de mille ans. Dans l’histoire de monsieur Lavoie Les trois filles vendues aux trois chevaux, on trouve des éléments de récit déjà présents dans le conte égyptien des Deux Frères, datant du XIIIe siècle avant Jésus-Christ.
Dans son autre conte, L’ours qui marie une fille, le sujet de l’histoire est en lien avec la trame du récit d’Un animal comme mari, exploitée par Apulée, auteur des premiers siècles de l’ère chrétienne (125-180), dans son œuvre Amour et Psyché.
Cette parole, vieille comme le monde, s’est déplacée jusqu’à nous par les mille bouches des plus humbles des sociétés anciennes, et les conteurs du fjord du Saguenay l’ont réinventée à leur façon.
Ces porteurs et cette porteuse de traditions nous présentent un magnifique reflet de l’imaginaire collectif de l’humanité et une belle illustration de contes qui viennent de creusets aussi lointains que les contrées d’Orient.
La couleur et la saveur toute saguenéenne de ces contes
Il est fascinant de voir comment le milieu est parvenu à transformer un conte aux origines très lointaines pour l’adapter à la géographie et à l’histoire du Bas-Saguenay. On y retrouve une couleur saguenéenne, qui ne tient pas tant aux histoires racontées qu’à la narration des conteurs, vieux résidents et résidente du Royaume, qui emploient une langue populaire, émaillée d’expressions régionales en passe de sortir de l’usage. Les conteurs et la conteuse ne se contentent pas de nous redonner une version de tel ou tel conte, ils savent encore l’adapter au milieu ambiant, soit celui qu’ils connaissent le mieux. Les rois et les reines de madame Grégoire Côté et de mon grand-père ressemblent plus à de prospères cultivateurs qu’à de véritables têtes couronnées. Ces semeurs de rêve ne pouvaient parler que de l’univers qu’ils connaissaient.
Les contes voyageurs
À la fin du conte de « La reine blanche » où mon grand-père demande une « job » au château, il se voit répondre qu’il est mieux de retourner à Chicoutimi, car il est vieux et que les vieux ont droit à une pension du gouvernement.
La présence des sauvages dans le conte de madame Côté « Le petit blanc » est aussi une adaptation locale puisque des tribus des premières nations ont longtemps fréquenté le territoire du Saguenay; ces peuplades tiraient la plus grande partie de leur subsistance de la chasse et de la pêche.
Comment ne pas être impressionné par des contes recueillis sur les lèvres d’une fermière, de deux bûcherons et d’un coureur de bois de L’Anse-Saint-Jean et du Petit-Saguenay et qui contiennent des éléments de grandes œuvres littéraires universelles ?
Dans un des contes de mon grand-père, La courroie, on peut y reconnaître l’intrigue de la pièce de Shakespeare, le Marchand de Venise, dans laquelle Shylock, un usurier, exige d’Antonio, un marchand ruiné par la perte de ses navires, le prélèvement d’une livre de chair tel que stipulé dans leur contrat, au cas où il ne rembourserait pas les 3000 ducats empruntés. C’est en définitive un juge qui tranche la question, en permettant à l’usurier d’exercer son droit en autant qu’il n’attente pas à la vie d’Antonio.
Dans un autre de ses récits, La vache malade, l’histoire peut être rattachée à un fabliau du Moyen Âge Le paysan médecin, qui aurait inspiré à Molière le canevas de sa pièce Le médecin malgré lui.
Un des contes d’animaux que monsieur Lavoie nous communique, Le renard parrain, évoque le cycle du renard qui jouissait d’une immense popularité au Moyen Âge où pendant presque deux siècles, de 1152 à 1328, près d’une trentaine de poètes connus ou anonymes ont célébré cette épopée animale qu’est le Roman de Renard.
Un autre récit du même conteur, La lampe merveilleuse, n’est rien de moins que l’histoire d’Aladin ou la lampe merveilleuse que Schéhérazade raconte à son mari le sultan Schahriar dans les Mille et une Nuits.
Les trois filles vendues aux trois chevaux est un conte de monsieur Lavoie perpétuant le souvenir d’une coutume très ancienne qui a encore des ramifications dans le présent. Nous pouvons lire de temps en temps dans les journaux, l’histoire de parents qui vendent leur enfant pour survivre.
Un couple de yougoslaves a vendu deux de ses six enfants à un riche Suédois, dont ils ne connaissent même pas le nom, pour la somme de 700 couronnes (environ 160$), annonçait le journal Novosti.
Toma Pese, 46 ans et sa femme Ivka, 36 ans, de Croatie ont ainsi vendu leurs deux fillettes âgées de deux et neuf ans, parce qu’ils ne pouvaient plus subvenir aux besoins du reste de la famille.
« Je les ai données à un homme pour qu’elles vivent mieux. Je suis malade, je ne sais même pas comment faire vivre les quatre enfants qui me restent ». (Source, Le soleil de Québec)
Que cette histoire ait un fond de vérité, cela est très probable; mais si on apprend un jour que le riche Suédois était un ogre, nous aurons alors une variante du conte populaire de monsieur Lavoie.
La conclusion de ce récit, qui a comme motif le thème de l’âme conservée hors du corps (La vie du géant est contenue dans l’œuf d’un pigeon), nous plonge en pleine Antiquité. En effet, ce thème apparaît déjà dans le conte égyptien des Deux frères qui remonte au XIII e siècle avant Jésus-Christ.
Comment ne pas être captivé par Tit-Jean, le héros coloré et merveilleux de ces contes?
Tit-Jean est le personnage central de plusieurs contes. Selon les histoires, il devient l’ami des rois chez qui il travaille, il apprivoise des fées, tisse des liens avec des animaux pour récupérer une lampe merveilleuse au fond de la mer, charme une princesse tout simplement en se promenant devant son château avec ses beaux petits cochons aux couleurs si remarquables.
Un informateur disait à Conrad Laforte : « Toujours que c’garçon-là s’appelait Tit-Jean. C’est toujours des Tit-Jean qui sont pas mal smatt, ben intelligents ».
Parfois, il représente le monde de la ruse. Dans un des contes de mon grand-père, Tit-Jean ne se gêne pas pour profiter de toutes les occasions afin de dépouiller un roi de tous ses biens ou d’extorquer l’argent d’un hôtelier et de trois voyageurs.
Dans chaque narration, le héros est confronté à divers obstacles qu’il doit franchir. Mais il trouve toujours le moyen de se tirer de situations qui paraissent au départ insurmontables. On est donc constamment tenu en haleine, car la réussite de Tit-Jean n’est jamais assurée.
C’est bon de vous dire
aussi que notre Tit-Jean des contes est connu depuis longtemps et a déjà fait
des siennes ailleurs dans le monde. Il partage même des traits et des exploits
communs avec d’autres héros d’origines très lointaines comme Gilgamesh,
Enkidou, Héraclès ou Lancelot. Il n’a pas cessé d’exister au cours des siècles
et se retrouve encore bien vivant dans plusieurs contes de nos artistes de
l’art du récit du fjord du Saguenay.
[1] Jongleur du billochet : jongler avec les mots. Le billochet était le nom donné à la bûche servant de siège aux conteurs dans les chantiers et sur laquelle il était le seul à avoir le droit de s’asseoir.
[2] Menteries drôles et merveilleuses. Contes traditionnels du Saguenay, recueillis et présentés par Conrad Laforte, Éditions Quinze « Mémoires d’homme » 1978. Deuxième édition : les Quinze éditeur, 1980; troisième édition : Contes traditionnels du Saguenay, Éditons (Nota bene) Va bene, 2001.
[3] Surprenance, terme utilisé par Fred Pellerin pour désigner surprise